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"Il y a un divorce entre enseignement intellectuel et formation morale" par Jacqueline de Romilly

« Il y a un divorce entre enseignement intellectuel et formation morale » par Jacqueline de Romilly lors de la rentrée solennelle des 5 académies, consacrée à l’Education

« Enseignement » et « éducation » sont deux mots presque synonymes qui pourraient s’employer l’un pour l’autre. Il existe cependant entre eux une légère nuance de sens : l’enseignement désigne avant tout la transmission des connaissances intellectuelles ; le mot « éducation » qui a pu s’employer à propos d’animaux, désigne le fait de mener un être à l’accomplissement de ses qualités propres ; pour l’homme, ces qualités humaines concernent l’esprit, le caractère et l’aptitude à la vie en société. Naturellement, enseignement intellectuel et formation morale ne vont jamais tout à fait l’un sans l’autre. Mais il se trouve que, depuis quelques décennies, une sorte de divorce semble être intervenu entre ces deux orientations ; et il s’est ainsi ouvert une crise qui me paraît grave et sur laquelle je souhaiterais insister (…). »

« (…) Il y a d’abord l’attrait légitime des découvertes scientifiques et techniques de notre temps, qui fait oublier ce qui devrait les compléter ; il y a surtout l’urgence créée par les difficultés sociales et économiques qui exigent de trouver un gagne-pain rapide ; il y a d’autre part le respect passionné de la liberté de l’enfant, respect qui va souvent à l’encontre de ses intérêts ; c’est là alors que s’affaiblit l’action éducative de la religion et de la famille. Ainsi, tout l’aspect de l’éducation qui est formation de l’esprit et du caractère tend à passer au second plan. (…) (…) Je voudrais placer en tête la maîtrise même de notre langue. C’est un fait que les exigences en ce domaine ont été depuis bien des années amoindries, et le souci d’une langue correcte paraît un luxe vain. Pourtant, toute la vie et même ples réussites matérielles les plus simples dépendent de la facilité que l’on a à exprimer clairement et correctement sa pensée, à comprendre celle des autres et à éviter ainsi le malentendu. (…) Et cela trouve un achèvement dans le maniement même d’une pensée personnelle, utile à tous.

Mais il y a plus : l’incapacité à s’exprimer ou à comprendre l’autre de façon correcte et complète a des conséquences bien connues : c’est le recours à la violence ! Parce que l’on ne trouve pas ses mots, on en vient aux coups Et parce que l’on ne comprend pas la thèse des adversaires, on s’entête en vaines querelles. Un vrai maniement de la langue française (…) est le meilleur et le plus nécessaire moyen qui existe pour aboutir à un vrai progrès dans le domaine moral de l’individu et dans la vie collective à laquelle il participe. Mais attention ! Comprendre la pensée des autres avec exactitude suppose que l’on comprenne aussi la pensée de ceux qui nous ont précédés, et ici se révèle une autre ignorance qui me paraît dangereuse. Pour trop de jeunes, à l’heure actuelle, bien qu’ils aient étudié l’histoire, la réalité ne commence vraiment qu’avec leur propre naissance. Tout ce qui précède appartient à un domaine confus, à un magma indifférencié que l’on pourrait appeler une sorte de temps virtuel.(…) (…) Même les erreurs du passé, quand elles ont été comprises et bien perçues, sont une aide pour mieux construire l’avenir. (…) Il serait urgent de rappeler aux nouvelles générations que tout avenir se construit en fonction d’un passé qui vous aide et vous porte plus loin. Mais la connaissance du passé rendu vivant et présent, ou le trouve-t-on ? Eh bien, avant tout, dans la littérature ! Et là est à mes yeux la merveille. On la trouve dans les textes français et étrangers modernes ou anciens. (…) En fait, c’est grâce à la littérature que se forme presque toute notre idée de la vie ; le détour par les textes conduit directement à la formation de l’homme. Ils nous apportent les analyses et les idées, mais aussi les images, les personnages, les mythes, et les rêves qui se sont succédé dans l’esprit des hommes ; ils nous ont un jour émus parce qu’ils étaient exprimés ou décrits avec force ; et c’est de cette expérience que se nourrit la nôtre. (…) (…) Il ne s’agit pas de retourner au passé, mais de retrouver un équilibre qui a été (…) dangereusement ébranlé et qu’il serait précieux de retrouver pour construire un meilleur avenir.

Le Figaro du 29 octobre 2008 a publié le discours prononcé le 28 sous la coupole de l’Institut de France par Jacqueline de Romilly, dans le cadre de la séance solennelle de rentrée des cinq Académies, consacrée à l’éducation. Alors que l’école est au cœur de l’actualité, ancienne enseignante, spécialiste de la culture grecque ancienne et écrivain, prend part au débat en exposant sa vision de l’éducation. »

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