Après avoir été ignorées ou rejetées pendant des millénaires, la souffrance et la misère sont devenues, surtout sur le continent européen, un objet de compassion et d’interventions publiques. C’est l’émergence puis la diffusion de ce sentiment d’humanité, sur les trois derniers siècles, que l’auteur, philosophe à l’Ecole pratique des hautes études, retrace avec force et simplicité.
Son livre commence par une interrogation sur l’origine des passions. Dans le perspective anthropo-philosophique de Rousseau, la pitié n’est qu’une émotion égoïste qui contient de la sympathie ; c’est pour ne pas avoir à souffrir moi-même que j’ai de la commisération pour les autres. Selon Troqueville, cette compassion accompagne l’essor de la démocratie moderne et l’égalisation des conditions : le sentiment d’appartenir à une même espèce humaine crée un mécanisme spontané d’identification au semblable.
Depuis un siècle et demi, ce zèle compatissant n’a cessé de se renforcer et d’envahir, pour le meilleur et pour le pire, toutes les sphères de la société : politiques assistancielles de Etat providence, discours affligés des élus pour le peuple souffrant, focalisation des médias sur les pauvretés spectaculaires, législations creuses et bien-pensantes, etc.
Selon l’auteur, l’emprise de la pitié a été encore renforcée, depuis 25 ans, par le reflux des représentations « classistes » de la société, qui mettaient l’accent sur les inégalités structurelles, et par l’essor des conceptions individualistes accompagnant la montée du chômage et des « nouvelles pauvretés ». plus on parle de « personnes précaires », de « désaffiliation » et de « projet d’insertion », et plus on s’inscrit dans une logique capacitaire qui stimule la compassion.
Cette compassion facilite-t-elle l’action politique ? Engendre-t-elle des forces agissantes, ou même seulement une émotion paralysante mais de représenter des évènements pour les rendre civiquement pensables. Au contraire, les médias actuels se contentent de choquer et heurter, sans construction d’une conscience. Il s’agit de marquer et non d’éduquer ; on partage les images, pas la souffrance.
In Futuribles, septembre 2008