La prospective est un sport de haute volée, mêmes des spécialistes se sont fourvoyés dans ce domaine : Francis Fukuyama qui prédisait, au lendemain de la chute du mur de Berlin, à l’automne 1989, la « fin de l’histoire » est bien placé pour le savoir. Pourtant, François Heisbourg, l’un des rares experts français des relations internationales reconnus à l’étranger relève le défi dans son essai intitulé « l’épaisseur du monde ». Un titre en forme de réponse au journaliste américain, Thomas Friedman, qui a baptisé l’un de ses derniers livres « la Terre est plate » et dans lequel son objectif n’est pas tant de décrire la mondialisation que de la faire « comprendre », de nous faire apprécier qu’elle constitue le stade suprême de la civilisation humaine, à la fois désirable, digne de susciter notre confiance, de nous rendre riches et libres, d’améliorer dans le monde entier chacun et toute chose. L’auteur est après tout le commentateur de politique étrangère le plus influent de la seule superpuissance du monde, le titulaire de deux prix Pulitzer et le journaliste qui, autrefois, était si proche du département d’Etat et de son patron d’alors qu’un hebdomadaire l’avait qualifié de « fonctionnaire du ministère de l’information de James Baker ».
Mais revenons à François Heisbourg, on l’aura compris pour lui la terre n’est certainement pas plate et l’histoire est loin d’être finie. En échos à un ouvrage récent de Thérèse Delpech (« l’ensauvagement du monde : le retour de la barbarie au 21ème siècle »), l’auteur insiste au contraire que la transition historique qui est en train de s’accomplir sous nos yeux : le centre de gravité du monde est en train de basculer de « l’ensemble euro-américain » vers l’Asie et singulièrement vers la Chine.
Pourtant même si Pékin connaît une croissance d’une durée et d’une intensité inégalées, se hisse peu à peu au rang des plus grandes puissances économiques de la planète, est un géant démographique, la Chine n’exerce aucune attraction sur l’extérieur : elle n’est ni une puissance culturelle ni un puissance normative et malgré son dynamisme elle n’est pas non plus une puissance militaire capable de projeter ses troupes rapidement sur un théâtre extérieur. De plus elle est concurrencée par l’essor de l’Inde et du Japon ; et cette multiplicité, défavorise l’émergence d’une hyperpuissance : « ces trois grandes puissances ne créent pas un espace asiatique, (…) elles le divisent.
A ses yeux, le déclin de l’Europe amorcé dès la première guerre mondiale, celui annoncé des Etats-Unis (Cf. Emmanuel TODD, notamment) et la montée concomitante de la Chine conduisent non pas à la promotion d’un nouvel empire mais à l’apparition d’un monde sans maître. Un monde plus complexe que celui de la Guerre froide, avec un pléthore d’acteurs – y compris non étatiques (les ONG et les groupes terroristes sont les 2 côtés de la force…).
Dans cette nouvelle phase historique pleine d’incertitudes il plaide pour le maintien des Etats forts car ce sont eux qui ont fait réellement la mondialisation et pas les individus ou les multinationales : « l’histoire d’un demi-millénaire de globalisation est celle d’une suite d’hégémonies étatiques concurrentes » de l’empire romain à celui de Napoléon en passant par les Habsbourg.
Les tragédies du Libéria, de la Sierra Leone, de la Somalie prouvent la nécessité vitale d’institutions robustes pour éviter le chaos : « un monde sans maître ne sera pas autorégulé par enchantement ». L’arme atomique protège qui la détient et favorise un équilibre de la terreur mais l’accroissement du nombre des puissances nucléaires se traduira par l’augmentation géométrique des possibilités d’emplois. ».
D’autres facteurs de déstabilisation de ce monde : l’afflux des laissés-pour-compte de la mondialisation (ceux d’Afrique et ceux de la « résistance durable et multiforme à la modernisation des Etats du Moyen-Orient et d’Asie centrale »).
Il conclue : « ces tensions empêcheront en tout état de cause, le monde de connaître un cours à la fois ordonné et pacifique, dont il n’existe au demeurant pas de précédent historique ».
Nous voilà prévenus mais un lecteur averti n’en vaut-il pas deux ?
François Heisbourg, L’épaisseur du monde, Stock, 2007